*Moue dubitative* « Ah bon ? Il lit des mangas Antoine ?... »
*Air impatient* « Et sinon, il lit quand des VRAIS livres Antoine ? »
*Air désespéré* « Des livres dont vous êtes le quoi ? Mais c’est pas des vrais livres non plus… » *Air compatissant pour Antoine* « Enfin, c’est vrai qu’avec les parents qu’il a… »
Ca fait déjà un bon moment que nous cumulons ce genre de questions, et j’avoue qu’elles me laissent toujours aussi perplexe. La question de savoir si une lecture a plus de valeur qu’une autre. Si un livre, parce qu’il contient des dessins ou des renvois de page selon l’option d’aventure choisie, n’en est, finalement, pas vraiment un. Et je ne cacherai pas que je me suis moi-même posé la question.
L’un des premiers achats que j’aie fait quand j’étais enceinte d’Antoine, avant même la layette (pour ne pas porter la schkoumoune), quand j’ai su que c’était un garçon, était un livre de Jules Verne. Un beau livre couverture rigide et tout et tout qui va bien. Un jour, le petit garçon que j’avais dans mon ventre le lirait. Oui. Il ferait comme moi : il se passionnerait pour ces univers merveilleux dans lesquels les livres ont le pouvoir de nous plonger. Et je le guiderais sur ce cheminement de la lecture. Oui. Il pouvait compter sur moi ce petit bonhomme ! Sauf que j’avais omis une chose : il fallait moi-même que je compte avec lui.
Il y a toujours eu des livres à la maison. Ce n’est pas pour autant que nous avons lu aux enfants des histoires tous les soirs. En fait même, quasiment jamais (oui, honte à nous). Finalement, le quotidien l’a emporté et je n’ai pas passé mon temps à leur mettre des livres sous les yeux comme je l’aurais cru en théorie. Ils les ont manipulés d’eux-mêmes. Les imagiers, les livres de contes et autres. Et avec le recul, je réalise que c’est dans cette imperfection parentale qu’ils ont pu se forger leurs propres goûts, leurs propres envies. A la bibliothèque, où on les a amenés dès le plus jeune âge, nous ne les avons pas orientés vers tel ou tel rayon de l’espace enfant, ils ont toujours pu vaquer librement et piocher tant que cela restait adapté à leur âge bien entendu. Antoine a fini par s’intéresser aux mangas, comme son papa, et les filles suivent maintenant le mouvement, pour faire comme leur grand frère.
Alors oui, toujours en théorie, j’aurais narcissiquement aimé pouvoir lancer, l’air supérieur, du : « Mon fils ? Mais il dé-vore les livres depuis qu’il est tout petit ! A 8 ans, il avait lu tout Jules Verne, et vous savez, aujourd’hui c’est du Flaubert et du Zola… » Ben non, ce n’est pas le cas. Antoine dévore les mangas par dizaines et lit des livres dont vous êtes le héros. Et en fait, maintenant, tout ce que ça m’inspire, c’est un « et alors ? » Est-ce à nous, adultes, d’éviter de leur proposer certaines lectures parce qu’on préfère qu’ils lisent autre chose ? En somme : y a-t-il de meilleures lectures que d’autres ? Une vraie littérature d’un côté, et des gribouillages sans intérêt de l’autre ? En fait, plus le temps passe, plus cet élitisme intellectuel littéraire (auquel j’adhérais moi-même, je ne le nie pas) m’interpelle. Car je crains qu’il n’envoie droit dans le mur toute une génération qui risque déjà, à l’ère du numérique et des écrans, de ne pas se diriger spontanément vers la culture écrite. A établir un classement implicite de ce qui est intéressant ou pas à proposer aux enfants en fonction de critères d’adultes, on risque de passer à côté de ce qui aurait pu attirer leur attention et les amener à s’intéresser aux livres. Effectivement, la bibliothèque verte Star Wars, ce n’est pas du Conan Doyle ou du Charles Dickens. Et alors ? Si l’enfant lit avec plaisir, qu’est-ce que ça peut faire ?
La lecture, comme tout goût, se cultive. Désormais, les écoles proposent des semaines d’éducation au goût culinaire. On n’y propose pas nécessairement aux enfants du saumon et du caviar. On leur apprend les ingrédients de base et leur intérêt. Mais que ces mêmes enfants lisent de la BD ou du manga ne serait pas pertinent ?
Ma passion de la lecture ne doit rien au hasard. Ma grand-mère a cultivé chez moi ce goût dès le plus jeune âge. Chez elle, les clipos complétaient la pile de livre qui a crû au fil des années. Des cahiers d’écriture aux bandes dessinées d’Emilie et d’Astro le petit robot, puis aux contes de la comtesse de Ségur, tout a suivi des étapes, sans qu’aucune forme de rapport à l’écrit ne soit présenté comme inférieur ou « pas assez bien ». Lorsque nous avons déménagé, Luc, alias Papou le fou, grand lecteur, a continué à m’encourager dans cette voie en nous emmenant à la bibliothèque, lui qui pouvait aussi bien apprécier des romans que des BD. Et je n’ai jamais eu le sentiment que qui que ce soit trouve qu’il y avait des lectures plus « prestigieuses » ou moins valorisées que d’autres. Et je pense que c’est aussi pour ça que j’ai lu de tout. Et, je le dis franchement au risque de choquer, ce n’est d’ailleurs pas dans les grands classiques de la littérature que j’ai trouvé le plus d’intérêt.
Aujourd’hui, aucun de nos enfants n’est adepte de grands auteurs ou de gros livres bien épais écrits en tout petit. Ce ne sont pas des génies (même s’ils restent absolument exceptionnels, si si ^^). Mais l’une de leurs sorties familiales préférées, c’est la bibliothèque de Bordeaux. Et s’ils aiment ce que d’aucuns jugent être une forme de sous-littérature, qu’importe ? Peut-être un jour seront-ils de grands lecteurs. Peut-être pas. Mais s’ils le devenaient, je suis désormais convaincue que c’est parce qu’ils auront eu la liberté de manipuler des livres qui n’en sont pas vraiment aux yeux de beaucoup.
D’importants changements sociétaux sont en cours. Les enfants et adolescents passent un temps qui va croissant devant les écrans. Consoles, ordinateurs, téléphones portables, tablettes et tout ce qui va encore émerger dans les années à venir, constituent autant d’activités chronophages qui peuvent réduire le temps consacré à la lecture et la manipulation des livres. Et il a été démontré qu’à livre identique, l’intérêt d’un élève est moindre lorsqu’il est proposé en lecture obligatoire dans le cadre d’un programme que s’il le lit spontanément. L’enfant a besoin d’avoir le sentiment qu’il choisit, et pas qu’on lui impose. Ce qui n’empêche évidemment aucunement de l’orienter vers tel ou tel auteur selon ses centres d’intérêt afin de lui proposer des titres vers lesquels il n’aurait pas été spontanément. Guider sans imposer en somme. Et surtout, sans juger. Je me trompe peut-être, mais je crains qu’avec les générations high-tech à venir, une forme d’élitisme littéraire n’aidera pas à améliorer la situation.
Depuis longtemps, la première chose que fait Antoine en se réveillant, c’est lire. Et la dernière qu’il fasse en se couchant, c’est lire. Alors, sous-littérature ou pas, qu’importe ? Il lit.